Le monde commence aujourd'hui, Jacques Lusseyran
"Quelques
semaines plus tard - c’était en plein mois d’août, tandis que, à notre insu,
les armées alliées libéraient la France -, je me retrouvai au même endroit. Je
m’assis sur le petit mur de pierre qui faisait face à cette longue et étroite
construction : les lavabos. Une porte, quelques fenêtres hautes et, dans
l’ombre intérieure, une file de grandes vasques rouges (on eût dit du porphyre)
surmontées d’un champignon de métal d’où sifflait en panache une eau glacée.
C’était là que, chaque matin, à l’instant où les projecteurs de la nuit
s’éteignaient au sommet des miradors, nous étions jetés par monceaux, et
devions faire notre toilette dans la fumée des corps d’hommes pressés.
J’étais
sur le mur, au soleil, entre un jeune acteur parisien, un jeune gars
effarouché, trop beau, aux mains de fille, et un instituteur bourguignon
consciencieux et quelque peu sceptique. Alors je leur dis : « La poésie, la
vraie, ce n’est pas de la littérature. » Tous deux s’écrièrent
« Pas de la littérature ! » Je les surprenais, je les choquais presque. Je vis
bien que je devais m’expliquer, mais je n’en avais pas le désir. Et je me mis à
réciter des vers, au hasard, tous ceux que je retrouvais, tous ceux qui
ressemblaient à notre vie en cet instant. Je récitai du Baudelaire, du Rimbaud,
à voix simple.
Peu à
peu, à ma voix, une autre voix s’était ajoutée. Je ne savais pas d’où elle
venait, je me le demandais à peine. Puis je fus bien obligé d’entendre : les
vers étaient répétés dans l’ombre. Des voix s’étaient levées timidement
derrière moi. J’en percevais devant moi aussi. J’étais entouré. Sans même le
vouloir, je fis plus lente ma récitation.
Des
hommes étaient venus. Ils s’étaient ralliés et formaient un cercle. Ils
prononçaient les mots en écho. A la fin de chaque strophe, à chaque silence,
ils faisaient bourdonner les dernières syllabes. « Va, va! Laisse-toi faire !
Récite ! me souffla l’acteur aux mains de fille, ce qui se passe est
extraordinaire. »
Je
psalmodiais. Il me semblait savoir à cet instant tous les poèmes que j’avais
lus, même ceux que je croyais oubliés. Le cercle des hommes autour de moi se
serrait : c’était une foule. Alors, j’entendis que ces hommes n’étaient pas des
Français. L’écho des vers qu’ils me renvoyaient était parfois défiguré, comme
le son du violon dont une corde se relâche, parfois juste comme un diapason. La
respiration de tous ces hommes s’approchait : je la sentais maintenant sur mon
visage. Ils étaient cinquante peut-être.
Je
leur dis : « Qui êtes-vous ? » La réponse me vint aussitôt, mais dans un
désordre effrayant : les uns parlaient allemand, les autres russe, d’autres
hongrois. Quelques-uns répétèrent simplement les derniers mots du dernier vers,
en français. Ils se penchaient vers moi, gesticulaient se baissaient et se
redressaient, frappaient leur poitrine de tout le bras, zézayaient,
grommelaient se récriaient, en proie à une passion soudaine. J’étais abasourdi,
et heureux, stupidement heureux. Mais je ne distinguais plus aucune parole,
tant le vacarme, en quelques secondes, avait grandi. Loin de moi, derrière la
cohue oscillante, des hommes hélaient les passants dans toutes les langues de
l’Europe orientale Ne cherchant plus à comprendre ce qui arrivait, incapable
d’éprouver autre chose que du bonheur, un bonheur rythmé à la façon d’un son
musical, un bonheur de gorge et de souffle, je repris ma récitation. Il ne me
restait en mémoire qu’un poème de Baudelaire : la Mort des amants. Je le donnai. Et des dizaines de voix
ronflantes, grinçantes, croassantes, caressantes, répétèrent : « les
Flammes mortes »."
Le Monde
commence aujourd’hui, Jacques Lusseyran, Editions Silène 2012
(première édition La Table Ronde 1959)
pages 86 et 87
(première édition La Table Ronde 1959)
pages 86 et 87
« En 1958, Jacques
Lusseyran s’installe en Virginie pour y devenir enseignant. Là, il convoque ses
souvenirs et témoigne d’un parcours hors du commun : résistant aveugle,
déporté en 1944 au camp de Buchenwald puis professeur de littérature dans une
université américaine. Les thèmes évoqués vont du silence, à la poésie, en passant par la mémoire, l’enseignement et
l’auditoire ou encore la notion de liberté intérieure. Le monde commence aujourd’hui
demeure une somptueuse leçon de résilience et un chant d’amour à la vie, dont
la quête a lieu partout et tout le temps, du vestibule de l’enfer aux
immensités américaines. » extrait quatrième de couverture
( message déja paru en 2014 réactualisé ce jour)
Je viens de lire "Et la lumière fût". Bouleversée, je découvre ce lignes que vous faîtes apparaître de lui, au sujet de la poésie...Quelle humanité..C'est magnifique. Oui, vraiment, la poésie n'est pas de la littérature.
RépondreSupprimerbonjour anonyme et merci pour ces mots auprès de Jacques Lusseyran
Supprimer